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  • Willis Kenny

    Une question de déception

    C’était un homme de forte carrure. Il donnait une impression de puissance, malgré son âge. Avec sa face carrée, ses petits yeux et son cou court, il avait pû être bûcheron ou mineur. Ou peut-être boxeur; son nez avait l’air d’avoir été cassé, peut-être plus d’une fois.

    Ses doigts étaient courts et plutôt carrés. Comme on pouvait s’y attendre, il mélangeait les cartes de façon grossière. Il coupait le jeu en deux, claquait les deux moitiés sur la table, effeuillait les cartes avec ses pouces d’un geste brusque, puis égalisait le jeu à grands coups de ses paumes ouvertes. Pour un cartomane, ça faisait mal à voir. Aucun jeu de cartes ne pourrait survivre un traitement pareil pendant longtemps. Qui sait combien de cartes il a dû courber, combien de coins il a dû casser…

    En fait, le jeu était en parfait état. Si vous l’auriez pris en main pour l’examiner de plus près, vous n’auriez pas trouvé le moindre coin cassé, la moindre carte courbée.

    Vous n’auriez pas remarqué la carte clé qu’il avait cornée non plus.

    Sa carte cornée était pratiquement invisible. Sa donne en second aussi, d’ailleurs. C’était là ses outils de travail, car Willis Kenny avait été un tricheur professionnel. Dans son métier, il était impératif qu’il ait l’air naturel dans tout ce qu’il faisait. Dans son cas, ça veut dire qu’il devait manier les cartes de façon rude — du moins, en apparence. S’il les avait maniés de façon élégante et délicate, les autres joueurs se seraient méfiés de lui, et il y a de fortes chances qu’on lui aurait cassé les mains, pas le nez. De toute façon, il n’aurait pu exercer son métier.

    Pour les magiciens, les conséquences de ne pas avoir l’air parfaitement naturel sont bien moins dramatiques, bien sûr, mais elles existent. Si les gestes qui accompagnent nos manipulations sont déplacés, par rapport à nos autres gestes, nous diminuons l’illusion de la magie. Les êtres humains remarquent facilement des changements de mouvement; s’il y a des différences de tension, de rythme, de vitesse, de fluidité ou de n’importe quel aspect de nos gestes, les spectateurs s’en rendront compte. Même s’ils ne savent pas exactement ce qu’on a fait, il y a beaucoup de chances qu’ils se rendront compte qu’on a fait quelque chose, et cela suffit a diminuer l’expérience magique.

    Lorsque Willis a pris sa retraite pour s’occuper de magie, il n’a pas du tout changé sa façon de manier les cartes. Son manque de grâce augmentait l’illusion de la magie. Pour les spectateurs, il était inconcevable que quelqu’un qui manie les cartes avec aussi peu de dextérité serait capable de tromperie, et encore moins de manipulation sophistiquée. La magie semblait se produire toute seule, comme s’il n’avait rien fait de plus que de l’invoquer. Ce qui, somme toute, est idéal.


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