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  • « Être soi-même »

    d’Ariel Frailich

    Quand les magiciens discutent la présentation de tours, on cite souvent les experts: “il faut être soi-même”, disent-ils. Conseil excellent, mais… ça veut dire quoi, exactement?

    Rebroussons chemin un petit moment. Disons que je commence un numéro comme ceci: « Bonsoir, mesdames et messieurs. Je m’appelle Jean et je vais faire de la magie pour vous. Regardez ce foulard… je le met dans ma main et hop! — il a disparu! N’est-ce pas extraordinaire? », et que je continue de la même façon tout au long du numéro. À la fin, tout le monde saura ce que je fais, mais personne ne saura vraiment qui je suis. Or, c’est exactement ce que les spectateurs aimeraient savoir: les gens veulent savoir qui je suis, si je mérite leur attention, s’il devraient m’aimer ou me détester, etc. Malheureusement, nous autres magiciens ne nous donnons pas la peine de s’occuper de ce genre de choses; il va de soi, pensons-nous, que nos tours suffisent pour épater la galère et donc pour nous rendre intéressants. Et c’est bien dommage, parce que, bien que notre magie puisse avoir cet effet, ça ne nous rend pas très mémorables.

    Il en va tout autrement pour les stars de la magie: ils ont tous quelque trait qui les différencie des autres, quelque chose qui fait qu’on se souvient d’eux; c’est presque comme si on les connaissait personellement. Penn, par exemple, est le grand méchant gars qui essaie toujours de faire du mal au pauvre Teller, qui est sans défense. Copperfield a son fameux sex-appeal. David Williamson est comme un grand chiot maladroit. Etc.

    Je me rends à l’évidence: si je veux que les spectateurs se souviennent de moi, je dois leur montrer un personnage bien défini. Bon — qui serai-je…? Je sais: je vais être le prochain David Copperfield — grand, affable, urbain, et sexy. Il ne me faut que quelques centimètres de plus verticalement et quelques centimètres de moins horizontalement, une ablation d’une vingtaine d’années et la coiffe bien garnie [a full head of hair]… Euh, tout compte fait, ce n’est peut-être pas la meilleure façon de procéder. Voyons, qui d’autre pourrais-je être? Ah, voilà: Goshman. J’ai déjà son acabit, il ne me manque que la moustache et l’accent, et…

    Halte! Oui, je pourrais très bien échafauder un personnage artificiel et m’entraîner à me comporter de manière propre à ce personnage [learn to behave in character], mais à moins de le faire parfaitement, les gens sentiront qu’il s’agit d’un mensonge, ce qui ne leur plaira pas du tout. De toute façon, il n’est pas facile de jouer la comédie; être magicien est déjà assez ardu. Donc je me pose la question encore une fois: qui serai-je? Puisque je ne peux être un autre, je dois être… moi-même. Ça fait peur!

    Qui suis-je?

    Qui est donc ce fameux « moi-même »? Si j’avais été le [class clown], je saurais exactement qui je suis et je ferais de la magie dans le même genre, plutôt que d’écrire des articles sur ce sujet. Mais je n’étais pas le [class clown]; j’étais plutôt… en fait, j’étais qui, exactement? Ou, plus à propos: qui suis-je et [what do people remember about me]? Questions difficiles!

    Voici ce que je vais faire. Je vais prendre une grande feuille de papier et faire une liste de tout ce qui a trait à moi: mes intérêts, mes opinions, mes convictions, mes traits de caractère, mes ambitions, ce que j’aime et ce que je n’aime pas, et n’importe quoi d’autre qui me vient à l’esprit. Je peux même demander à mes amis, à mes collègues, aux membres de ma famille, de me dire comment ils me voient. Après tout ça, je vais essayer de trouver dans ma liste quelque chose d’intéressant ou d’inhabituel, quelque chose que je pourrais employer à bon escient pour me distinguer. Et quand je l’aurai trouvée, je me mettrai au travail pour trouver une façon de l’employer qui me plaît. Mais d’abord, je noterai chaque idée qui me passe par la tête, aussi ridicule qu’elle soit, en me gardant bien de la juger jusqu’à plus tard.

    Disons que je m’occupe de philatélie. Voici quelques idées qui me viennent à l’esprit:

    • Je me déguiserais en timbre et je ferais une production d’enveloppes.
    • Je ferais le ‘Mail Bag Escape’ (évasion d’un sac postal).
    • Je ferais une transposition de cartes pour illustrer comment le courrier est livré.
    • Je ferais le tour du livre de timbres [The Stamp Album trick].
    • Je ferais des tours de pièces et de billets de banque en parlant des prix exhorbitants des timbres chez les marchands de timbres [de philatélie?].
    • Ou des tours pour illustrer la mentalité des collectionneurs: par example, dès que je vois une lettre, j’en arrache le timbre (que j’illustre en faisant disparaitre le timbre par magie).

    Disons que ma liste parle plutôt d’une situation dans laquelle je me trouve. Disons que je suis un étudiant qui veut rencontrer des filles:

    • Je me lamenterais sur le fait que ce sont toujours les autres gars qui attirent les filles et je trouverais quelque tour pour illustrer cela.
    • J’expliquerais que je suis en train d’apprendre le tour le plus difficile du monde pour impressionner une fille dans ma classe (n’importe quel tour fera l’affaire, bien sûr).
    • Je raconterais des histoires à propos de sorties, etc., illustrées avec des tours qui conviennent.

    Ou peut-être s’agit-il plutôt d’un trait de caractère? Si ma liste me dit que je me fais toujours beaucoup de souci, je trouverais des tours pour illustrer comment tout tourne toujours au vinaigre pour moi (mais de façon humoristique):

    • Le $100 Bill Switch (un gros billet se transforme magiquement en billet de faible valeur): “J’ai fait mes provisions et j’ai payé avec un billet de 100$ en m’attendant à recevoir 50$ de monnaie… mais je n’ai reçu qu’un billet de 10$ en retour”.
    • Le tour des trois cordes [Professor’s Nightmare]: “J’ai toujours du mal à me souvenir du nom des gens dans les réceptions; dès que je dois présenter quelqu’un à quelqu’un d’autre, soudain tout le monde se ressemble dans ma tête!”

    Voilà; la partie la plus ardue est terminée. Il ne me reste plus qu’à trouver des tours, écrire les textes, tout arranger pour que ce soit cohérent d’un bout à l’autre, et finalement, présenter mon numéro. Ça prend beaucoup d’effort, mais le résultat en vaudra la peine: j’aurai un numéro qui sera unique et qui est bien ‘moi’ à 100%, et les spectateurs se souviendront de moi.

    Et maintenant… où est-elle, cette grande feuille de papier? J’ai du travail à faire!


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