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  • Comment rendre la cartomagie plus magique

    d’Ariel Frailich

    Le 6 décembre 2003, j’ai présenté une conférence en ligne dans la chatroom d’Ultimate Magic. La conférence était sous forme d’interview dans laquelle Elizabeth, l’hôtesse, posait des questions auxquelles je répondait. Voici la transcription de la conférence.

    Qu’est-ce que le mot ‘magie’ signifie pour vous?
    La magie signifie faire l’impossible. Eugene Burger parle de  » l’expérience de la magie », le moment où la mâchoire tombe [=bouche bée] et le cerveau s’arrête de fonctionner, où le coeur saute et les émotions sont en branle, parce que ce qui vient d’être vu est tout à fait, complètement, impossible. Les lois de la nature ont été violées; ce qui vient de se passer est tout à fait inexplicable.

    Est-ce que ce n’est pas quelque chose qui se passe automatiquement chaque fois qu’un magicien fait un tour?
    Dans son livre  » The magic way », Juan Tamariz dit qu’il n’est pas suffisant que le spectateur soit ‘trompé’, mais qu’il doit aussi se sentir enchanté [dans le sens de sortilège], ahuri, et fasciné par le mystère dont il vient d’être témoin, au point de ne même pas vouloir essayer d’en découvrir le secret. Lorsqu’un spectateur félicitait le magicien légendaire allemand Punx, en lui disant « je ne sais pas comment vous avez fait », Punx considérait sa représentation comme un échec, parce qu’il n’avait pas réussi à emmener le spectateur au niveau supérieur. Je dirais donc que la réponse est non — ça ne se passe pas automatiquement. C’est quelque chose qui prend beaucoup de travail.

    Comment s’y prend-t-on?
    Il faut d’abord en faire un but avoué. Si vous désirez faire rire les spectateurs, ils riront. Si vous voulez les éblouir avec votre dextérité, vous les éblouirez. Si vous voulez leur donner une expérience magique, ils auront une expérience magique. On peut, bien sûr, joindre plusieurs buts: par example, on peut vouloir créer une expérience magique ainsi que faire rire (comme Cardini, par example).

    Bon, disons que j’en ai fait mon but. Qu’est-ce que je fais ensuite?
    Vous passez en revue les tours que vous faites et vous éliminez tout ce qui se met en travers de la création de l’expérience magique. Pour cela, il est extrêmement utile de voir les choses à travers les yeux du profane — les problèmes et les solutions éventuelles sont alors plus évidentes. Le but est de rendre le tour clair et compréhensible, d’éliminer toutes les explications possibles, et de présenter le tour de façon à aider la création de l’expérience magique. Ce n’est pas aussi simple que cela paraît.

    D’accord, commençons avec « clair et compréhensible ».
    Pour que les spectateurs se rendent tout à fait compte de l’impossibilité d’un effet, ils doivent savoir exactement en quoi consiste l’effect. Ça a l’air évident, mais c’est une règle qui est souvent violée. Nous décidons de faire un certain tour parce qu’il a un effet que nous trouvons intéressant, mais l’effet n’est pas nécessairement évident. La façon dont nous faisons un tour — du point de vue technique aussi bien que du point de vue de la présentation — peut aider ou, au contraire, rendre plus compliqué, la compréhension de l’effet. Plus on demande de la part du spectateur pour suivre et comprendre un effet, plus il y a de risque de confusion [embrouillement?]. Et comme disait Dai Vernon: « La confusion n’est pas de la magie ».

    Lorsque vous faites un tour, vous savez ce qui va se passer ensuite, vous savez comment tout cela va finir. Le spectateur, par contre, ne sait rien de tout ça. Le spectateur doit réfléchir sur chaque action que vous prenez, l’absorber et l’emmagasiner, avant de pouvoir se pencher sur l’action suivante. Plus il y a à emmagasiner, à mémoriser, à s’en souvenir, plus il y a de chances que le spectateur oubliera quelque chose, ce qui aura pour effet de diluer l’effet magique.

    Qu’est-ce qui rend un effet plus ou moins facile à suivre?
    Les tours qui ont un effet simple et unique sont les plus faciles à comprendre. Les tours avec plusieurs effets simples, du moment qu’ils sont apparentés l’un à l’autre, sont bons aussi. Les tours avec des effets compliqués et les tours avec plusieurs effets non apparentés sont beaucoup plus difficiles à suivre.

    Quand je dis ‘effet simple’, je parle d’effets qui sont faciles à comprendre, directs et qui ne laissent aucun doute sur ce qui s’est passé: une carte se transforme en une autre carte, une carte est détruite et raccommodée, une carte perdue dans le jeu est retrouvée (de façon simple et directe, bien sûr).

    Un des meilleurs tours à multiples effets est la carte ambitieuse. L’effet de base est simple et ne laisse aucun doute sur ce qui s’est passé, les effets sont apparentés (quelle que soit la façon dont on met la carte dans le jeu, elle se retrouve au-dessus), et la répétition renforce l’effet magique.

    Les tours qui ont un effet simple obtiennent souvent les réactions les plus fortes. En tant que magiciens, nous nous lassons vite d’effets simples et passons beaucoup de temps et dépensons beaucoup d’énergie à en trouver de plus forts. Parfois nos efforts sont couronnés de succès, mais la plupart du temps, nous aboutissons à des tours plus complexes qui sont, en fait, plus faibles.

    Un de mes amis fait le tour suivant. Il fait une levée double pour montrer ‘la’ carte du dessus (disons qu’il s’agit du 9 de carreau) et la retourne face en bas sur le jeu. Il prend la carte supérieure dans l’autre main, et en même temps, il demande au spectateur de faire un poing verticalement avec le pouce au-dessus et lui donne la carte à tenir sous le pouce (cette façon de faire diminue le risque de voir le spectateur retourner la carte trop tôt). Ensuite il demande au spectateur de secouer ‘le neuf’ de droite à gauche un peu en disant ‘coin-coin’ (ça sied à son style!). Finalement, il demande au spectateur de retourner la carte; elle s’est transformée en une autre carte, bien sûr, et le spectateur en reste bouche bée.

    J’ai vu mon ami faire ce tour des centaines de fois — dans des restaurants, dans la rue, lors de représentations ? [formal shows] — et ça crée toujours une expérience magique pour le spectateur. Faites-le pour en juger vous-même (si vous le faites, changez la présentation pour qu’elle aille bien avec votre style, mais ne le compliquez pas [don’t make it any fancier]).

    Y a-t’il autre chose qui puisse rendre un tour plus facile à comprendre?
    Je parlerai d’ »actions motivées » dans un instant, mais d’abord, j’aimerais mentionner quelque chose qui rend un tour plus difficile à comprendre: la hâte. Beaucoup de magiciens — surtout les débutants — exécutent leurs tours comme s’ils avaient le diable aux trousses et finissent par dévancer le public à tel point que celui-ci ne peut plus suivre ce qui se passe.

    Il s’agit là d’un problème de nervosité. Il est très compréhensible qu’un artiste, surtout lorsqu’il a peu d’expérience, soit nerveux devant un public — après tout, il sent qu’il va être jugé. Mais la tendance à se hâter doit être combattue. Si vous êtes nerveux lorsque vous vous travaillez et exécutez vos tours en toute hâte, forcez-vous à bien respirer, ralentissez d’au moins 50%, et vous verrez une nette amélioration de l’impact que vous avez sur votre public.

    Pour être tout à fait clair: je ne parle pas ici de faire traîner un tour au point d’être ennuyeux, et je ne parle pas non plus d’un numéro rapide, à haut débit d’énergie; je parle de la nervosité qui aboutit à quelque chose du genre « prenezunecarteremettezlaelleestaudessuselleestendessousselleachangédecouleur » etc.

    La nervosité risque aussi de pousser l’artiste à se précipiter à faire le tour suivant avant que les spectateurs n’aient eu le temps d’absorber complètement l’impact du tour précédent. Ne coupez pas court leur expérience — donnez-leurs plutôt le temps d’assimiler l’impossibilité de ce qu’ils viennent de voir et attendez que la réaction du public atteigne son apogée avant de commencer le tour suivant.

    Vous parliez d’ »actions motivées »
    Oui. Malheureusement, beaucoup de tours de cartes nécessitent certaines actions qui doivent se faire à un moment inopportun ou pour aucune raison apparente (ou les deux). Ces actions discordantes créent des accrocs dans le courant [train, pensée…] principal et risquent d’affaiblir l’impact final du tour.

    Un ami m’avait une fois montré un tour épatant. Il a sorti les quatre as du jeu et les a transformés en rois, un à la fois. Ensuite il a ramassé le jeu (qui se trouvait sur la table), le coupa et l’étala en ruban pour montrer les quatre as, faces en l’air, au milieu du jeu. L’effet était magique — sauf la fin. Lorsqu’il étala le jeu pour montrer les as au milieu, j’en étais encore à me demander comment la coupe s’accordait avec la logique de l’effet (pas du tour), ce qui fait que je ne faisais attention à l’étalement et à la révélation des as au milieu qu’avec la moitié de mon attention, et l’impact de la finale en était sérieusement diminuée.

    Qu’est-ce que vous feriez pour ‘sauver’ ce tour?
    Il y a plusieurs façons de traiter les actions non motivées. En voici quelques unes que je prendrais en considération:

    • fournir une raison logique pour la coupe:
      par example, je pourrais expliquer que les as sont dématérialisés et que j’essaierai de les attrapper avec le jeu; je prendrais une moitié du jeu dans chaque main et je ferais un arc de cercle dans l’air avec chaque main, comme si j’essayais d’attrapper quelque chose entre les deux moitiés du jeu, puis je complèterais la coupe
    • déguiser l’action:
      je pourrais faire un saut de coupe au retournement pour montrer que les as ne sont pas en-dessous du jeu, puis je retournerais le jeu et montrerais qu’ils ne sont pas au-dessus du jeu non plus, et je finirais par étaler le jeu pour montrer qu’ils se trouvent au milieu du jeu
    • employer une technique différente:
      au lieu d’ajouter les as empalmés sur le dessus du jeu et couper, je pourrais faire une brisure au milieu de jeu et faire une sorte de ‘side-steal’ à l’envers pour insérer les as dans la brisure
    • employer une méthode différente:
      je pourrais chercher, ou essayer d’inventer, une façon différente de faire le tour

    Voici deux façons de faire qui ne s’accordent pas très bien avec la situation en question, mais qui peuvent être utiles pour d’autres tours:

    • couper le jeu avec désinvolture, lorsque l’attention est dirigée ailleurs:
      (ceci n’est pas recommandé parce que l’attention est portée sur le jeu)
    • cacher l’action (par example, remplacer la coupe par un saut de coupe):
      (pas recommandé non plus, pour la même raison).

    (Notez que ces deux façons de faire fonctionneraient parfaitement si l’attention des spectateurs a été dirigée ailleurs (par example, vers les rois) avant de ramasser le jeu.)

    Et finalement:

    • laisser tomber le tour complètement:
      parfois, la seule solution est tout simplement d’ôter le tour de son répertoire.

    Tout ceci devrait aider à rendre un tour plus compréhensible.

    Vous parliez tout à l’heure d’empêcher toute explication
    En effet. Au moment où le spectateur trouve une explication au tour, même si ce n’est pas la bonne et même si elle est parfaitement ridicule, l’expérience de la magie en souffre ou disparaît même. Donc je ferai tout ce que je peux faire pour empêcher le spectateur de formuler une explication.

    Si vous écoutez des magiciens parler entre eux, surtout les magiciens débutants, vous entendrez souvent des « ils n’y ont vu que du feu », « ils n’y ont rien compris », et d’autres commentaires du même genre. Bravo, c’est bien! — mais ce n’est pas suffisant.

    Eugene Burger a écrit: « Si, en tant que spectateur, je vois quelque chose que je ne suis pas censé voir, l’expérience magique disparaît. » Donc, si le spectateur me voit empalmer une carte, le tour peut être expliqué en disant « il a empalmé une carte »; c’est évident. Mais qu’arrive-t’il si le spectateur voit que mes doigts font quelque chose lorsque je suis censé de simplement tenir le jeu en main? Le spectateur pourrait très bien se dire: « Je ne sais pas ce qu’il a fait, mais Il a fait quelque chose ».

    Supposons maintenant que je me crispe pendant un instant, ou que j’accélère de façon inhabituelle, ou que j’ai un sourire affecté aux lèvres, ou n’importe quel comportement qui trahit ma tension. Qu’arrive-t’il alors?

    Voici une petite anecdote à ce propos. Un ami magicien assistait à un spectacle de magie (magie de scène). À un certain moment, il a vu l’artiste faire quelque chose qu’il n’aurait pas dû voir, et demanda à sa femme si elle l’avait vu aussi. Elle répondit: « Non, mais mon estomac bien ».

    Autrement dit: « Je ne l’ai rien vu faire, mais j’ai remarqué sa tension ». Et cela suffit au spectateur pour expliquer le tour: « Je sais qu’il a fait quelque chose ».

    Dans chaque cas, il n’y a pas d’expérience magique. Ce n’est que lorsque le spectateur ne voit rien et ne sent rien, lorsque le spectateur se dit « mais il n’a rien fait! », que l’expérience magique puisse avoir lieu. Et c’est pour cela que je pense que la technique doit être sans défaut.

    Et la misdirection alors?
    La misdirection aide à dissimuler la technique, mais ne remplace pas la mauvaise technique.

    Disons que ma misdirection est bonne. Si ma technique ne l’est pas, à moins que l’action se passe complètement hors du champ visuel des spectateurs, ils verront probablement un mouvement flou ou furtif là où il ne devrait pas y en avoir, et leur attention se dirigera vraisemblablement vers l’endroit où ils ont vu quelque chose, ne fut-ce que pour un instant. (Soit dit en passant, ceci explique également pourquoi la rapidité à elle seule ne suffit pas à rendre une passe invisible. Les doigts ne sont pas plus rapides que l’oeil.)

    En plus, la misdirection n’est pas toujours indiquée. Si je fais, par example, un saut de coupe sans misdirection, je risque fort de ne pas avoir de tour. Mais si je fais un changement de couleur avec de la misdirection, je risque fort de ne pas avoir d’effet! Autrement dit, il y a des techniques qui sont faites précisément pour être exécutées sous les yeux des spectateurs; pour ces techniques, la misdirection ne servirait à rien.

    Y a-t’il d’autres choses qui peuvent fournir une explication?
    Pour une raison quelconque, beaucoup de magiciens croient qu’un numéro de magie est censé être une démonstration de dextérité; en l’occurrence, ils exécutent chaque geste de façon tape-à-l’oeil pour ‘prouver’ leur grande dextérité. Mais un tel étalage évident de dextérité est contre-productif. Ça va carrément à l’encontre de l’idée de la magie: alors que la magie est impossible, la dextérité — aussi difficile soit-elle — fait tout à fait partie du royaume du possible. Les prouesses de dextérité n’ont rien de mystérieux; elles ne sont pas plus inexplicables que les prouesses de force, de souplesse ou de vitesse, et s’expliquent facilement, aussi incroyables qu’elles puissent paraître.

    J’ajouterais que les démonstrations ostentatoires de dextérité diminuent l’expérience magique, simplement parce qu’elles sont une source de distraction suplémentaire.

    Vous êtes contre les fioritures, alors.
    En fait, non — je n’ai rien contre les fioritures. Mais je crois qu’il vaut mieux les faire séparément de la magie — elles ne font pas partie de l’effet magique, normalement, et sont donc une distraction. Si un tour nécessite une fioriture pour dissimuler une passe, j’essaierais de trouver une autre passe.

    Comment la présentation peut-elle aider à créer une expérience magique?
    De plusieurs façons. Une bonne présentation peut changer un tour compliqué en tour facile à suivre et à comprendre. Voici un example. Dans mon livre, Card Stories, il y a un tour dans lequel les quatre rois disparaissent d’entre deux valets, puis les quatre dames apparaissent entre les valets, et pour finir, les rois sont retrouvés dans l’étui. Une telle séquence peut-elle être présentée de façon tellement claire et logique que tout le monde peut suivre et comprendre?

    La réponse est oui; le tour décrit ci-dessus est une version des cannibales. Dans l’histoire, deux cannibales capturent et dévorent quatre missionnaires. Le chef du village demande au sorcier de faire réapparaître les missionnaires (qui étaient destinés à nourrir tout le village), mais le sorcier se trompe de formule et fait réapparaître les quatre nonnes — le plat de la semaine passée. Le tour se termine avec un gag approprié lorsqu’on retrouve les rois dans l’étui.

    Il y a beaucoup de façons de présenter des tours de magie. Ma façon préférée est avec une histoire — autrement dit, faire un tour en racontant une histoire, où les actions du tour sont parallèles au déroulement de l’histoire. La plupart des magiciens, en entendant le mot ‘histoire’, répondent: « quelle horreur! », « dégoûtant! », « je déteste les histoires », « les histoires ne sont pas pour moi », et d’autres formules d’admiration. Bien entendu, cette ‘haine’ n’a jamais empêché un seul de ces magiciens de présenter une version ou une autre des cannibales… mais ça, c’est une autre histoire!

    Les histoires peuvent aussi rendre la magie plus vivante pour le public. La magie n’a pas vraiment de rapport avec la vie de tous les jours; le fait qu’une carte remonte sur le dessus du jeu, ou que les as se retournent, ne sont pas des choses pertinentes pour les spectateurs. En ajoutant une histoire au tour, un rapport peut être établi entre la magie et la réalité des spectateurs, plus d’émotions peuvent entrer en jeu, et l’expérience magique peut devenir plus marquante.

    En plus, des histoires peuvent être élaborées de façon à fournir une raison pour chaque action du tour, et finalement, les histoires fournissent la meilleure misdirection possible. Si je présente un tour où la magie se passe dans l’immédiat, les spectateurs sont généralement en garde, tandis que si je présente un tour comme si la magie avait pris place dans le passé, les spectateurs sont normalement moins sur le qui-vive, se détendent, et se laissent entraîner plus facilement dans la présentation.

    Voilà — c’est tout!

    Merci, Ariel!
    Et merci, Elizabeth!


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